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Full text of "Penseés et impressions"

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PETITE  COLLECTION   "  SCRIPTA  BREVIA 


STENDHAL 


Pensées 

et 

Impressions 

CHOISIES 

Précédées  ci' mie  introduction 

PAR 

JULES  BERTAUT 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE      INTERNATIONALE     D'ÉDITION 

E.   SAN  SOT  et  C" 

53,  Rue  St-Andrë-des-Arts,  53 

190S 


PENSEES 

ET 

IMPRESSIONS 


P'P 


PETITE    COLLECTION         SCRIPTA    BREVIA 


STENDHAL 


Pensées 

et 

Impressions 

Choisies  et  précédées  d'une  introduction 

PAR 

JULES  BERTAUT 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE  INTERNATIONALE  d'ÉDITION 

E.  S  AN  SOT  et  C 

53,    RUE    SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS,    53 
1905 


INTRODUCTION 


Voici  un  petit  flacon  d'essence  beyliste 
où  l'on  s'est  efforcé  (renfermer  les  princi- 
pales idées  chères  à  Stendhal  ainsi  que 
les  leii-motivs  favoris  avec  lesquels  s'ac- 
cordait le  mieux  sa  sensibilité.  Et  ce 
serait,  à  coup  sûr,  un  projet  des  plus 
impertinents  si  tout  le  monde  ne  connais- 
sait d'avance  la  limite  exacte  de  ces 
sortes  d'entreprises  :  chacun  sait  que, 
quelque  vaste  et  varié  que  soit  un  esprit, 
il  est  toujours  possible  de  l'emprisonner 
en  cent  pages,  mais  l'on  devine  aussi  ce 
qu'un  lecteur  de  bonne  foi  doit  surtout 
chercher  dans  ces  cent  pages,  bien  moins 
une  sèche  compilation  incapable  d'in- 
citer son  sens  critique  ou  de  justifier  son 


6  PENSÉES 

admiration  qu'un  motif  de  rêve  ou  d'ana- 
lyse, qu'un  rappel  des  anciens  développe- 
ments d'un  auteur  de  chevet,  qu'un  point 
de  départ  pour  des  discussions  futures. 
D'aucuns  ont  même  voulu  en  faire  un 
tremplin  pour  des  exercices  plus  graves 
encore,  et,  pa^mii  eux,  s'est  rangé  Sten- 
dhal lorsqu'il  a  écrit  quelque  part  : 
«  J'aime  beaucoup  les  recueils  de  pensées 
morales,  même  médiocres  ;  elles  me  font 
faire  une  espèce  d'examen  de  conscience.  » 
La  différence,  c'est  que  les  pensées  mora- 
les n'ont  ici  rien  de  médiocre  puisqu'elles 
sont  signées  Henri  Beyle,  et,  qu'au  de- 
meurant, ce  sont  bien  moins  des  <  pen- 
sées morales  »  que  des  impressions  toutes 
personnelles,  des  notations  d'une  sensibi- 
lité aigiie  qui  cherchait  surtout  d^  satis- 
faire sa  passion  de  curiosité  sans  vouloir 
la  traduire  en  maximes  affiliées  à  un 
système  de  morale  ou  de  philosophie. 

La  pensée  de  Stendhal  a  ceci  de  parti- 
culier, en  effet,  qu'elle  demeure  toujours, 
même  lorsqu'elle  tend  à  l'objectivité,  l'ex- 
pression d'un  sentiment  tout  personnel, 
né  la  plupart  du   temps  d'une  simple 


IMPRESSIONS 


sensation.  Si  l'on  excepte  les  années  de 
début  où  Beyle  s'est  trouvé  presque 
entièrement  sous  la  domination  d'une 
certaine  école  de  philosophes,  on  peut 
dire  que,  pendant  tout  le  reste  de  son 
existence,  il  a  bien  moins  pensé  par  son 
cerveau  que  par  ses  sens.  Et  c'est  bien  là, 
semble-t-il,  qu'il  faut  voir  l'originalité 
même  de  ces  impressions.  Elles  sont 
moins  des  états  de  la  inentalité  que  des 
états  de  la  sensibilité,  et,  s'il  arrive  par- 
fois que  quelques-unes  sont  nées  à  la 
limite  des  deux  influences,  il  sera  facile 
d'apercevoir  qu'au  fond  elles  sont  surtout 
ordonnées  par  les  facultés  sensibles  de 
leur  auteur. 

Cette  sensibilité  si  riche  et  si  profonde, 
dont  il  souffrait  si  fort,  à  vingt  ans,  de 
ne  pouvoir  traduire  toutes  les  manifesta- 
tions, c'est  elle  qui  fait  proprement  le 
charme  et  la  valeur  de  certaines  de  ces 
impressions.  Cest  parce  que  nous  savons 
qu'elles  ont  été  ressenties  telles  quelles, 
que  nous  connaissons  l'horreur  de  Beyle 
pour  /'affecté,  son  amour  pour  le  natu- 
rel, cet  amour  qui  a  fait  dire  à  Barbey 


PENSEES 


d'Aurevilly  qu'  «  il  aimait  le  naturel 
comme  certains  empereurs  romains  ai- 
maient l'impossible,  »  que  nous  les  goû- 
tons vraiment  dans  leur  amplitude,  les 
sachant  vraies  de  toute  vérité,  quelles 
que  soient  leur  outrance  ou  leur  bizar- 
rerie. 

Cette  outrance,  n'est-ce  point,  du  reste, 
l'effort  constant  de  sa  nature  agitée, 
débordante,  toujours  frémissante  au  pre- 
mier choc,  toujours  prête  à  amplifier  la 
sensation,  ne  sachant  contenir  ni  son 
enthousiasme  ni  ses  haines,  les  portant 
brusquement  au  paroxysme,  leur  don- 
nant même  des  apparences  de  paradoxe 
dans  la  joie  de  les  avoir  découvertes  et 
dans  l'enthousiasme  un  peu  naïf  à  les 
afficher  ?.„ 

Et  quant  à  la  bizarrerie  qui  toujours 
le  hanta  et  dont  on  trouvera  des  exem- 
ples dans  les  impressions  et  maximes 
morales  de  ce  petit  livre,  je  tiens  qu'il 
faut  y  voir  une  des  multiples  manifesta- 
tions de  cette  horreur  du  bourgeois  qui, 
plus  tard,  devait  affecter  si  profondé- 
ment Flaubert  et  qui,  parfois,  secouait 


IMPRESSIONS 


tout  entier  Stendhal  comme  elle  secouera 
Baudelaire.  Constatons  aussi  que  sa 
personnaliié  était  capricieuse  et  instable^ 
son  humeur  déséquilibrée,  qu'il  ne  conser- 
vait jamais  en  face  du  spectacle  humain 
r impassibilité,  qu'il  était  en  toutes  choses 
passionné,  partant  injuste,  prompt  à 
l'enthousiasme  comme  au  dénigrement^ 
au  mensonge  comme  à  la  loyauté. 

Cette  humeur  un  peu  inquiète  donne  à 
certaines  de  ses  pensées  une  apparence  de 
contradiction  qui  déroute  celui  qui  ne 
connaît  pas  Vesprit  bizarre  et  imprévu 
de  Stendhal.  Mais  71' est-ce  point  la  ran- 
çon de  qui  est  plus  asservi  à  ses  sens  qu'à 
sa  raison  ?  Et  ce  manque  d'harmonie 
n'est-il  point  aussi  la  cause  d'un  manque 
de  diversité  ?  Parcourez  les  opinions  de 
Henri  Beyle  sur  l'amour,  sur  les  femmes, 
sur  l'homme,  sur  lltalie,  siir  ses  compa- 
triotes, vous  apercevrez  qu'elles  ne  sont 
que  des  paraphrases  ingénieuses  d'une  ou 
deux  idées  qui  reparaissent  à  satiété  sous 
mille  formes  différentes.  C'est  que  ces 
idées  sont  essentiellement  des  nuances  de 
sentiments  qu' affectionne  surtout  Sten- 


10  PENSÉES 

dhal^  qui  font  corps  avec  lui,  qu'il  n'a 
peut-être  même  jamais  discutées  et  qu'il 
reflète  inconsciemment  sur  tous  les  sujets 
qu'il  aborde.  Le  véritable  psychologue 
aurait  honte  de  laisser  deviner  quelque 
chose  de  sa  propre  personne  à  travers 
des  observations  qu'il  voudrait  surtout 
scientifiques,  c'est-à-dire  objectives.  Sten- 
dhal, au  contraire,  en  observant  choses 
et  gens,  fait  toujours  beaucoup  plus  le 
tour  de  lui-même  qu'il  ne  fait  le  tour  des 
hommes  ou  des  événements.  Et  comme  sa 
personnalité  n'est  pas  diversifiée  à  Vin- 
fini,  il  arrive  que  l'on  a  tôt  fait  de  la 
connaître  dans  tousses  ressorts. 

Ne  croyez  point,  cependant,  qu'il  doive 
en  résulter  pour  le  lecteui  quelque  mono- 
tonie. Rien  d'aussi  constamment  amu- 
sant, au  contraire,  que  la  pensée  de 
Beyle,  d'abord  parce  que  toujours  sincère, 
étant  toujours  vraie,  puis  surtout  parce 
que  de  premier  jet.  Nulle  tartufferie 
d'âme  qui  cherche  à  se  voiler,  nul  détour 
hypocrite  pour  ne  pas  nous  choquer, 
nulle  pudeur  à  dissimuler  ses  marottes 
ou  à  éteindre  ses  vices.  L'affreux  pédan- 


IMPRESSIONS  il 


tisme  lui  est  inconnu,  et,  s'il  est  contraint, 
parfois,  d'employer  un  ton  dogmatique 
pour  exprimer  certaines  vérités  morales, 
son  ingéniosité  parvient  toujours  à  éviter 
le  ion  grave.  Il  est  malicieux  toujours,  et, 
s'il  est  aussi  amusant,  c'est  qu'il  est  lui- 
même  très  amusé.  La  vie  lui  apparaît 
comme  un  spectacle  infiniment  curieux  à 
travers  lequel  il  passe  et  repasse,  ne  se 
lassant  point  d'en  examiner  et  d'en  redire 
les  mille  aspects,  ne  se  lassant  ni  de  voir 
ni  de  sentir,  nous  communiquant  à  nous- 
même  sa  curiosité  trépidante  et  aigiie. 

Et  vous  apercevez  qu'en  fin  de  compte 
ce  qui  noiis  charme  le  plus,  ce  sont  moins 
les  vérités  morales  qu'il  énonce,  que  la 
forme  même,  le  ton  avec  lequel  il  les 
énonce.  Ce  sera  toujours  le  propre  des 
esprits  comme  le  sien  qui  se  livi^ent  tout 
entiers  dans  leurs  moindres  écrits  de 
dominer  leur  œuvre  de  toute  leur  propre 
personne.  Inconsciemment  nous  les  cher- 
chons derrière  leurs  personnages  comme 
nous  les  guettons  derrière  leurs  apho- 
rismes.  Et  si  nous  aimons  parfois  ces 
personnages  à  la  folie,  si  nous  goûtons 


12  PENSÉES 

fortement  ces  aphorismes  malgré  leur 
bizarrerie  ou  leu*^  outrance,  c'est  qu'ils 
sont  surtout  un  reflet  de  l'auteur,  c'est 
que  nous  retrouvons  en  eux  ses  manies  et 
ses  passions  et  sa  saveur  et  jusqu'à  ses 
défauts.  Nous  comprenons  qu'on  a  plu- 
tôt voulu  nous  donner  un  document 
sensible  qu'un  document  intellectuel,  et 
comme  nous  louons  la  sensibilité  vivante 
et  frémissante  de  s'être  substituée  à  la 
froide  et  impersonnelle  raison  ! 

Voilà  pourquoi  ce  petit  recueil  de  pen- 
sées morales  est  surtout  un  recueil  de 
pensées  de  Beyle  et  voilà  pourquoi  aussi, 
V on  ne  sera  probablement  pas  tenté,  après 
l'avoir  parcouru,  de  faire  cette  «  espèce 
d'examen  de  conscience,  »  dont  parlait 
Stendhal  :  tout  au  plus  y  pourrait-on 
faire  l'examen  de  sa  conscience  ! 

Enfin,  j'espère  que  son  souvenir,  si  on 
l'y  retrouve  assez,  fera  oublier  ce  que  les 
fleurs  de  cet  herbier  ont  d'un  peu  sec  et 
de  fané  détachées  des  champs  où  elles  furent 
cueillies,  et  fera  même  pardonner  de  les 
avoir  cueillies... 

Jules  Bertaut. 


PENSEES 

ET 

IMPRESSIONS 


L'ÉGOTISTE 


Qu'ai-je  été  ?  Que  suis-je  ?  En  vérité 
je  serais  bien  embarrassé  de  le  dire. 

J'aimerais  mieux  être  un  Arabe  du 
cinquième  siècle  qu'un  français  du  dix- 
neuvième. 

11  faut  sentir  et  non  savoir. 

Je  crois  que  la  rêverie  a  été  ce  que 
j'ai  préféré  à  tout,  même  à  passer  pour 
homme  d'esprit. 


16  PENSÉES 

Un  salon  de  huit  ou  dix  personnes 
dont  toutes  les  femmes  ont  eu  des 
amants,  où  la  conversation  est  gaie, 
ajiecdolique  et  où  l'on  prend  du  punch 
léger  à  minuit  et  demi  est  l'endroit  du 
monde  où  je  me  trouve  le  mieux. 

L'amour  a  toujours  été  pour  moi  la 
plus  grande  des  affaires  ou  plutôt  la 
seule. 


Il  faut  être  très  défiant,  le  commun 
des  hommes  le  mérite,  mais  bien  se 
garder  de  laisser  apercevoir  sa  méfiance. 

J'aime  le  peuple,  je  déteste  les  op- 
presseurs, mais  ce  serait  pour  moi  un 
supplice  de  tous  les  instants  que  de 
vivre  avec  le  peuple. 

Le  ciel  m'a  donné  le  talent  de  me  faire 
bien  venir  des  paysans. 


IMPRESSIONS  17 


La  conversation  du  vrai  bourgeois 
sur  les  hommes  et  la  vie,  qui  n'est 
qu'une  collection  de  détails  laids,  me 
jette  dans  un  spleen  profond  quand  je 
suis  forcé  par  quelque  convenance  de 
l'entendre  un  peu  longtemps. 


Le  bonheur  pour  moi,  c'est  de  ne 
commander  à  personne  et  de  n'être  pas 
commandé. 


Il  n'y  a  que  deux  moyens  d'échapper 
à  l'ennui  quand  on  n'agit  pas,  ou  un 
homme  d'esprit  dont  la  conversation 
vous  amuse,  ou  un  livre  qui  plaise. 

Le  sourire,  lorsqu'on  sent  qu'on  est 
supérieur  à  ce  qu'on  vous  croit. 

Je  sens  que  dans  les  choses  de  ia  vie 
où  je  sens  ma  force,  je  suis  disposé  à  ne 
point  prendre  de  parti  d'avance.  Je  suis 
sur  que  dans  la  circonstance  je  ferai  ce 


18  PENSÉES 

qu'il  y  aura  de  mieux.  Je  suis  d'avis  que 
c'est  là  le  caractère  de  la  force,  parce 
que,  dans  les  choses  où  je  suis  faible, 
je  u'ai  jamais  assez  de  résolutions 
d'avance...  Je  suis  donc  d'avis  que  le 
caractère  de  la  force  est  de  se  f....  de 
tout  et  d'aller  en  avant. 


Le  grand  mal  de  la  vie,  pour  moi, 
c'est  l'ennui. 


Le  bonheur  est  d'aimer  bien  plus  que 
d'être  aimé. 


Il  faut  jouir  de  soi-même  dans  la 
solitude,  et,  à  l'égard  de  ses  amis,  ne 
dévoiler  ses  pensées  qu'à  mesure  de 
l'esprit  qu'on  leur  trouve,  autrement 
on  court  le  danger  de  leur  paraître 
supérieur; de  ce  moment,  on  est  perdu. 

On  ne  se  met  à  son  aise  qu'avec  ceux 
qui  se  hasardent  avec  nous,  qui  donnent 
prise  sur  eux. 


IMPRESSIONS  19 


En  nous  ôtant  les  périls  de  tous  les 
jours,  les  bons  gendarmes  nous  ôtent  la 
moitié  de  notre  valeur  réelle.  Dès  que 
l'homme  échappe  au  dur  empire  des 
besoins,  dés  qu'une  erreur  n'est  plus 
punie  de  mort,  il  perd  la  faculté  de 
raisonner  juste  et  surtout  celle  de  vou- 
loir. 

Il  y  a  longtemps  qu'on  ne  fait  plus  de 
gestes,  et  qu'il  n'y  a  plus  de  naturel 
dans  la  bonne  compagnie. 

J'aime  les  beaux  paysages  :  ils  font 
quelquefois  sur  mon  âme  le  même  effet 
qu'un  archet  bien  manié  sur  un  violon 
sonore,  ils  créent  des  sensations  folles, 
ils  augmentent  ma  joie  et  rendent  le 
malheur  plus  supportable. 

Malheureuse  vanité  qui  fait  qu'en 
voulant  plaire,  je  plais  moins  ! 

J'aime  de  passion  les  Espagnols  ;  c'est 
le  seul  peup'e  aujourd'hui  qui  ose  faire 


20  PENSÉES 

ce  qui  lui  plaît,  sans  songer  aux  spec- 
tateurs. 

Les  convenances  faisant  des  progrés 
terribles  en  Europe  et  les  habitudes 
sociales  devenant  de  plus  en  plus  inso- 
ciables, il  faut  que,  sous  prétexte  de 
prendre  des  eaux,  il  s'établisse  dans 
tous  les  coins  de  l'Europe  des  lieux  de 
franchise  où,  pendant  deux  mois.  Ton 
puisse  rire  de  tout  sans  se  déshonorer. 

Parmi  les  agréments  de  la  vie,  ceux- 
là  seulement  dont  on  jouissait  à  vingt- 
cinq  ans  sont  en  possession  de  plaire 
toujours. 

C'est  une  fatalité  :  le  mangue  de 
physionomie  semble  s'attacher  à  tout  ce 
qui  est  moderne  ;  tout  nous  précipite, 
comme  à  l'envi,  dans  le  genre  ennuyeux. 

Dans  les  autres,  nous  ne  pouvons 
estimer  que  nous-mêmes, 


91 
IMPRESSIONS  ^ 

J'aime  mieux  un  ennemi  qu'un  en- 
nuyeux. 

Quelle  belle  chose  que  les  Mémoires 
d'un  homme  non-dupe  et  qui  a  entrevu 
les  choses  !  C'est,  je  crois,  le  seul  genre 
d'ouvrages  que  l'on  lira  en  1850. 

Mes  bêtes  d'aversion,  ce  sont  le  vul- 
gaire et  Vaffecté. 

Quand  je  suis  arrêté  par  des  voleurs 
ou  qu'on  me  tire  des  coups  de  fusil,  je 
rue  sens  une  grande  colère  contre  le 
gouvernement  et  le  curé  de  l'endroit. 
Quant  au  voleur,  il  me  plaît  s'il  est 
énergique,  car  il  m'amuse. 

L'esprit  doit  être  de  cinq  ou  six  degrés 
au-dessus  des  idées  qui  forment  l'in- 
telligence d'un  public.  S'il  est  de  huit 
degrés  au-dessus,  il  fait  mal  à  la  tête  a 
ce  public. 


22  PENSÉES 

Le  bonheur  ne  serait-il  point  de  faire 
semblant  de  faire  par  passion  ce  que 
Ton  fait  par  intérêt  ? 

Je  conviens  des  désavantages  de  la 
France  :  il  me  semble  que  je  défendrais 
avec  colère  ma  patrie  attaquée  par 
l'étranger  ;  mais,  du  reste,  j'aime  mieux 
l'homme  d'esprit  de  Grenade  ou  de 
Kœnisberg  que  l'homme  d'esprit  de 
Paris.  Celui-ci,  je  le  sais  toujours  un 
peu  par  cœur.  Vimprévu,  le  divin 
imprévu  peut  se  trouver  chez  l'autre. 

Comme  j'ai  passé  quinze  ans  à  Paris, 
ce  qui  m'est  le  plus  indifférent  au 
monde,  c'est  une  jolie  femme  française. 
Et  souvent  mon  aversion  pour  Vaffecté 
et  le  vulgaire  m'entraînent  au-delà  de 
l'indifférence. 

La  première  qualité,  pour  moi,  dans 
tout  ce  qui  est  noir  sur  blanc,  est  de 
pouvoir  dire  avec  Boileau  : 

El  mon  vers,  bica  ou  mal,  dit  toujours  quelque  chose. 


IMPRESSIONS  23 


Je  ne  suis  pas  mouton,  ce  qui  fait  que 
je  ne  suis  rien. 

Pour  connaître  l'homme,  il  suffit  de 
l'étudier  soi-même  ;  pour  connaître  les 
hommes,  il  faut  les  pratiquer.  Je  connais 
très  peu  les  hommes,  mes  études  ont 
été  sur  Vhomine, 

La  perfection  de  la  civilisation  serait 
de  combiner  tous  les  plaisirs  délicats 
du  xixe  siècle  avec  la  présence  plus 
fréquente  du  danger. 

On  m'estime,  mais  on  ne  m'aime  pas. 

Je  ne  suis  irrité  que  par  deux  choses  : 
le  manque  de  liberté  et  le  papisme  que 
je  crois  la  source  de  tous  les  crimes. 

Je  juge  de  la  moralité  politique  d'un 
homme  par  son  plus  ou  moins  de  haine 
pour  l'instruction. 


24  PENSÉES 

Quelle  duperie  de  parler  de  ce  qu'on 
aime  !  Que  peut-on  gagner  ?  Le  plaisir 
d'être  ému  soi-même  un  instant  par  le 
reflet  de  l'émotion  des  autres.  Mais  un 
sot,  piqué  de  vous  voir  parler  tout  seul, 
peut  inventer  un  mot  plaisant  qui  vient 
salir  vos  souvenirs.  De  là  peut-être  cette 
pudeur  de  la  vraie  passion  que  les 
âmes  communes  oublient  d'imiter  quand 
elles  jouent  la  passion. 

Le  sabre  tue  l'esprit. 

Suivant  moi,  la  liberté  détruit  en 
moins  de  cent  ans  le  sentiment  des  arts. 

Aujourd'hui  rien  n'est  plus  malheu- 
reux pour  une  religion  ou  pour  un 
système  que  d'être  protégé  par  le  gen- 
darme. 

Voulez-vous  avoir  de  l'esprit  (apprenez 
tous  les  esprits  appris,  pratiquez-les 
pour  avoir  le  droit  de  les  mépriser) 


IMPRESSIONS  25 


travaillez  votre  caractère  et  dites,  dans 
chaque  occasion,  ce  que  vous  penserez. 

J'aime  beaucoup  les  recueils  de  pen- 
sées morales,  même  médiocres  ;  elles 
me  font  faire  une  espèce  d'examen  de 
conscience. 

J'ai  horreur  de  ce  qui  est  sale,  or  le 
peuple  est  toujours  sale  à  mes  yeux.  II 
n'y  a  qu'une  exception  pour  Rome,  mais 
là  la  saleté  est  cachée  par  la  beauté. 

Je  soutenais  hier  un  grand  principe 
qui  a  généralement  scandalisé,  je  puis 
m'en  vanter  :  c'est  que,  dès  qu'on 
connaît  quelqu'un  pour  ennuyeux,  il 
faut  se  brouiller  avec  lui  ;  que  par  ce 
moyen,  au  bout  de  dix  ans,  on  se  trou- 
verait la  société  la  plus  agréable  pos- 
sible. 

Rien  ne  me  semble  bête  au  monde 
comme  la  gravité. 

3 


LE  FÉiMlNISTE 


Une  femme  de  trente  ans,  en  France 
n'a  pas  les  connaissances  acquises  d'un 
petit  garçon  de  quinze  ans  ;  une  femme 
de  cinquante,  la  raison  d'un  homme  de 
vingt-cinq. 

Si  nous  l'osions,  nous  donnerions  aux 
jeunes  filles  une  éducation  d'esclave,  la 
preuve  en  est  qu'elles  ne  savent  d'utile 
que  ce  que  nous  ne  voulons  pas  leur 
apprendre. 

Je  soutiens  qu'on  doit  parler  de 
l'amour  à  des  jeunes  filles  bien  élevées, 


28  PENSÉES 

Une  femme  de  quarante-cinq  ans  n'a 
d'importance  que  par  ses  enfants  et  par 
son  amant. 


Toutes  nos  idées  sur  les  femmes  nous 
viennent  en  France  du  catéchisme  de 
trois  sous. 

La  femme  la  plus  parfaite,  suivant  les 
idées  de  Féducation  actuelle,  laisse  son 
partenaire  isolé  dans  les  dangers  de  la 
vie,  et  bientôt  court  risque  de  l'ennuyer. 

La  fidélité  des  femmes  dans  le  ma- 
riage, lorsqu'il  n'y  a  pas  d'amour,  est 
probablement  une  chose  contre  nature. 


Il  y  a  peut-être  cinquante  mille  fem- 
mes en  France  qui,  par  leur  fortune, 
sont  dispensées  de  tout  travail.  Mais 
sans  travail  il  n'y  a  pas  de  bonheur. 
(Les  passions  forcent  elles-mêmes  à  des 
travaux  et  à  des  travaux  fort  rudes,  qui 
emploient  toute  l'activité  de  l'âme). 


IMPRESSIONS  29 


Le  plaisant  de  réducatioii  actuelle, 
c'est  qu'on  n'apprend  rien  aux  jeunes 
filles  qu'elles  ne  doivent  oublier  bien 
vite  dés  qu'elles  seront  mariées. 

L'éducation  actuelle  des  femmes  étant 
peut-être  la  plus  plaisante  absurdité 
de  l'Europe  moderne,  moins  elles  ont 
d'éducation  proprement  dite,  plus  elles 
valent. 

La  pire  de  toutes  les  duperies  où 
puisse  mener  la  connaissance  des  fem- 
mes est  de  n'aimer  jamais,  de  peur  d'être 
trompé. 

Les  femmes  sont  toutes  comme  des 
romans,  intéressantes  jusqu'au  dénoue- 
ment, et,  deux  jours  après,  on  s'étonne 
d'avoir  pu  être  intéressé  par  des  choses 
si  communes. 

Une  femme  d'esprit  mesure  sa  résis- 
tance au  degré  de  désœuvrement  de  son 
amant. 


30  PENSÉES 

Ce  qui  vieillit  le  plus  les  femmes  de 
trente  ans,  ce  sont  les  passions  humaines 
qui  se  peignent  sur  leurs  figures. 

Si  les  femmes  amoureuses  de  Tamour 
vieillissent  moins,  c'est  que  ce  senti- 
ment dominant  les  préserve  de  la  haiiie 
impuissante. 

C'est  à  coups  de  mépris  public  qu'un 
mari  tue  sa  femme  au  xix*  siècle  ;  c'est 
en  lui  fermant  tous  les  salons. 

Il  est  peut-être  beaucoup  plus  contre 
la  pudeur  de  se  mettre  au  lit  avec  un 
homme  qu'on  n'a  vu  que  deux  fois,  après 
trois  mots  latins  dits  à  l'église,  que 
céder  malgré  soi  à  un  homme  qu'où 
adore  depuis  deux  ans. 

Les  femmes  honnêtes  aussi  coquines 
que  les  coquines. 

La  pudeur  donne  des  plaisirs  bien 
flatteurs  à  l'amant  :  elle  lui  fait  sentir 
quelles  lois  l'on  transgresse  pour  lui. 


IMPRESSIONS  31 

La  seule  chose  que  je  voie  à  blâmer 
dans  la  pudeur,  c'est  de  conduire  à 
rhabitude  de  mentir  ;  c'est  le  seul 
avantage  que  les  femmes  faciles  aient 
sur  les  femmes  tendres. 

L'empire  de  la  pudeur  est  tel  qu'une 
femme  tendre  arrive  à  se  trahir  envers 
son  amant  plutôt  par  des  faits  que  par 
des  paroles. 

La  pudeur  des  femmes  en  Angleterre, 
c'est  l'orgueil  de  leur  maii. 

Ce  qui  avilit  les  femmes  galantes,  c'est 
l'idée  qu'elles  ont  et  qu'on  a  qu'elles 
commettent  une  grande  faute. 

En  France,  les  filles  peuvent  donner 
à  beaucoup  d'hommes  autant  de  bon- 
heur que  les  femmes  honnêtes,  c'est-à- 
dire  du  bonheur  sans  amour,  et  il  y 
a  toujours  une  chose  qu'un  Français 
respecte  plus  que  sa  maîtresse  ;  c'est  sa 
vanité. 


32  PENSÉES 

Une  femme  n'est  puissante  que  par  le 
degré  de  malheur  dont  elle  peut  punir 
son  amant  ;  or,  quand  on  n'a  que  de  la 
vanité,  toute  femme  est  utile,  aucune 
n'est  nécessaire. 

Sans  les  nuances,  avoir  une  femme 
qu'on  adore  ne  serait  pas  un  bonheur 
et  même  serait  impossible. 

L'empire  des  femmes  est  beaucoup 
trop  grand  en  France,  Tempire  de  la 
femme  beaucoup  trop  restreint. 

Tout  homme  qui  conte  clairement  et 
avec  feu  des  choses  nouvelles  est  sûr  de 
plaire  aux  femmes  d'Italie.  Peu  importe 
qu'il  fasse  rire  ou  pleurer  ;  pourvu 
qu'il  agisse  fortement  sur  les  cœurs,  il 
est  aimable. 


Une  jeune  femme  se  persuade  bien 
mieux  qu'elle  est  aim.ée  par  ce  qu'elle 
devine  que  par  ce  qu'on  lui  dit. 


IMPRESSIONS  33 


Amusez  une  femme  et  vous  l'aurez. 


Une  femme  est  sans  cesse  agitée  par 
le  désir  de  plaire  et  la  crainte  du 
déshonneur. 


C'est  une  mauvaise  société  pour  une 
jeune  femme  que  la  société  des  autres 
femmes. 


Vimprévu,  produit  par  la  sensibilité, 
est  l'horreur  des  grandes  dames  ;  c'est 
l'antipode  des  convenances. 

Le  fluide  nerveux,  chez  les  hommes, 
s'use  par  la  cervelle,  et,  chez  les  femmes, 
par  le  cœur  ;  c'est  pour  cela  qu'elles 
sont  plus  sensibles. 

Ce  qui  fait  que  les  femmes,  quand 
elles  se  font  auteurs,  atteignent  bien 
rarement  au  sublime,  ce  qui  donne  de 
la  grâce  à  leurs  moindres  billets,  c'est 


34  PENSÉES 


que  jamais  elles  n'osent  être  franches 
qu'à  demi  :  être  franches  serait  pour 
elles  comme  sortir  sans  fichu. 


Vue  femme  croit  entendre  la  voix  du 
public  dans  le  premier  sot  ou  la  pre- 
mière amie  perfide  qui  se  déclare  auprès 
d'elle  l'interprète  fidèle  du  public. 

Le  tempérament  bilieux,  quand  il  n'a 
pas  des  formes  trop  repoussantes,  est 
peut-être  celui  de  tous  qui  est  le  plus 
propre  à  frapper  et  à  nouriir  Timagi- 
nation  des  femmes...  C'est  pour  elles  le 
contraire  du  prosaïque. 

La  source  la  plus  respectable  de 
Vorgueil  féminin,  c'est  la  crainte  de  se 
dégrader  aux  yeux  de  son  amant  par 
quelque  démarche  précipitée  ou  par 
quelque  action  qui  peut  lui  sembler  peu 
féminine. 


IMPRESSIONS  35 


Les  enfants  commandent  par  les  lar- 
mes, et  quand  on  ne  les  écoute  pas,  ils 
se  font  mal  exprés.  Les  jeunes  femmes 
se  piquent  d'amour-propre. 

Les  femmes  douées  d'une  certaine 
élévation  d'àme  qui,  après  leur  première 
jeunesse,  savent  voir  l'amour  où  il  est, 
et  quel  est  cet  amour,  échappent,  en 
général,  aux  don  Juan  qui  ont  pour 
eux -plutôt  le  nombre  que  la  qualité 
des  conquêtes. 

On  convient  qu'une  petite  fille  de  dix 
ans  a  vingt  fois  plus  de  finesse  qu'un 
polisson  du  même  âge  :  pourquoi,  à 
vingt  ans,  est-elle  une  grande  idiote, 
gauche,  timide,  et  ayant  peur  d'une 
araignée,  et  le  polisson  un  homme 
d'esprit  ? 


L'AMANT 


Aimer,  c'est  avoir  du  plaisir  à  voir, 
toucher,  sentir  par  tous  les  sens,  et 
d'aussi  près  que  possible,  un  objet  ai- 
mable et  qui  nous  aime. 

Dans  l'amour-goût  et  peut-être  dans 
les  cinq  premières  minutes  de  l'amour- 
passion,  une  femme,  en  prenant  un 
amant,  tient  plus  de  compte  de  la  ma- 
nière dont  les  autres  femmes  voient  cet 
homme  que  de  la  manière  dont  elle  le 
voit  elle-même. 


38  PENSÉES 

■ 

L'amour-sensation  est  comme  la  gloire 
à  l'armée  :  il  n'y  a  qu'un  moment  pour 
le  saisir. 

Qu'est-ce  que  la  beauté  ?  C'est  une 
nouvelle  aptitude  à  vous  donner  du 
plaisir. 

Du  moment  qu'il  aime,  l'homme  le 
plus  sage  ne  voit  aucun  objet  tel  qu'il 
est. 

La  vue  de  tout  ce  qui  est  .^extrême- 
ment beau,  dans  la  nature  et  dans  les 
arts,  rappelle  le  souvenir  de  ce  qu'on 
aime  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  C'est 
ainsi  que  l'amour  du  beau  et  l'amour  se 
donnent  mutuellement  la  vie. 

Rappelons-nous. que  là  beauté  est  l'ex- 
pression du  caractère,  ou,  autrement 
dit,  des  habitudes  morales,  et  qu'elle 
est  par  conséquent  exempte  de  toute 
passion.  Or  c'est  de  la  passion  qu'il 
nous  faut. 


IMPRESSIONS  39 


L'air  brillant  de  la  beauté  déplaît 
presque  dans  ce  qu'on  aime;  on  n'a 
que  faire  de  la  voir  belle,  on  la  vou- 
drait tendre  et  languissante. 

Peut-être  que  les  hommes  qui  ne  sont 
pas  susceptibles  d'éprouver  l'amour- 
passion  sont  ceux  qui  sentent  le  plus 
-vivement  l'effet  de  la  beauté  ;  c'est  du 
moins  l'impression  la  plus  forte  qu'ils 
puissent  recevoir  des  femmes. 

Si  Ton  est  sûr  de  l'amour  d'une 
femme,  on  examine  si  elle  est  plus  ou 
moins  belle  ;  si  l'on  doute  de  son  cœur, 
on  n'a  pas  le  temps  de  songer  à  sa 
figure. 

Ce  que  j'appelle  cristallisation,  c'est 
l'opération  de  l'esprit  qui  tire  de  tout 
ce  qui  se  présente  la  découverte  que 
l'objet  aimé  a  de  nouvelles  perfections. 

Un  homme  passionné  voit  toutes  les 
perfections  dans  ce  qu'il  aime  ;  cepen- 
dant l'attention  peut  encore  être  dis- 


40  PENSÉES 

traite,  car  l'âme  se  rassasie  de  tout  ce 
qui  est  uniforme,  môme  du  l^onheur 
parfait. 

Les  âmes  très  tendres  ont  besoin  de 
la  facilité  chez  une  femme  pour  encou- 
rager la  cristallisation. 

Le  moment  le  plus  déchirant  de 
l'amour  jeune  encore  est  celui  où  il 
s'aperçoit  qu'il  a  fait  un  faux  raisonne- 
ment et  qu'il  faut  détruire  tout  un  pan 
de  cristallisation.  On  entre  en  doute  de 
la  cristallisation  elle-même. 

Dans  le  cas  d'iimour  empêché  par 
victoire  trop  prompte,  j'ai  vu  la  cristal- 
lisation chez  les  caractères  tendres  cher- 
cher à  se  former  après.  Elle  dit  en  riant: 
a  Non,  je  ne  t'aime  pas.  » 

L'amour  est  comme  la  fièvre,  il  naît 
et  s'éteint  sans  que  la  volonté  y  ait  la 
moindre  part. 


IMPRESSIONS  41 


Une  marque  que  l'amour  vient  de 
naître,  c'est  que  tous  les  plaisirs  et 
toutes  les  peines  que  peuvent  donner 
toutes  les  autres  passions  et  tous  les 
autres  besoins  de  l'homme  cessent  à 
l'instant  de  l'affecter. 

Les  femmes  extrêmement  belles  éton- 
nent moins  le  second  jour.  C'est  un 
grand  malheur,  cela  décourage  la  cris- 
lailisation.  Leur  mérite  étant  visible  à 
tous  et  formant  décoration,  elles  doi- 
vent compter  plus  de  sots  dans  la  liste 
de  leurs  amants,  des  princes,  des  mil- 
lionnaires, etc. 

L'amour  aime,  à  la  première  vue, 
une  physionomie  qui  indique  à  la  fois 
dans  un  homme  quelque  chose  à  res- 
pecter et  à  plaindre. 

Bien  ne  facilite  les  coups  de  foudre 
comme  les  louanges  données  d'avance 
et  par  des  femmes  à  la  personne  qui 
doit  en  être  l'objet. 


42  PENSÉES 

L'amour  est  le  miracle  de  la  civilisa- 
lion.  Et  la  pudeur  prête  à  l'amour  le 
secours  de  l'imagination,  c'est  lui  don- 
ner la  vie. 

Le  plus  grand  bonheur  que  puisse 
donner  l'amour,  c'est  le  premier  serre- 
ment de  main  d'une  femme  qu'on  aime. 

Ne  pas  aimer,  quand  on  a  reçu  du 
ciel  une  âme  faite  pour  l'amour,  c'est 
se  priver  soi  et  autrui  d'un  grand 
bonheur. 

Le  véritable  amour  rend  la  pensée  de 
la  mort  fréquente,  aisée,  sans  terreurs, 
un  simple  objet  de  comparaison,  le  prix 
qu'on  donnerait  pour  bien  des  choses. 

Les  gens  heureux  en  amour  ont  l'air 
profondément  attentif,  ce  qui,  pour  un 
Français,  veut  dire  profondément  triste. 

Les  plaisirs  de  l'amour  sont  toujours 
en  proportion  de  la  crainte. 


IMPRESSIONS  43 

Rien  n'ennuie  l'amour-goût  comme 
l'amour-passion  dans  son  partner. 

L'amour-goùt  s'enflamme  et  l'amour- 
passion  se  refroidit  par  les  confidences. 

Rien  d'intéressant  comme  la  passion, 
c'est  que  tout  y  est  imprévu  et  que 
l'argent  y  est  victime.  Rien  de  plat 
comme  l'amour-goût,  où  tout  est  calcul 
comme  dans  toutes  les  prosaïques  affai- 
res de  la  vie. 


L'amour  de  tête  a  plus  d'esprit  sans 
doute  que  l'amour  vrai,  mais  il  n'a 
que  des  instants  d'enthousiasme  ;  il  se 
connaît  trop,  il  se  juge  sans  cesse  ;  loin 
d'égarer  la  pensée,  il  n'est  bâti  qu'à 
force  de  pensées. 

A  l'égard  d'un  rival,  il  n'y  a  pas  de 
milieu  :  il  faut  ou  plaisanter  avec  lui  de 
la  manière  la  plus  dégagée  qu'il  se 
pourra,  ou  lui  faire  peur. 


44  PENSÉES 

Plus  il  entre  de  plaisir  physique  dans 
la  base  d'un  amour,  dans  ce  qui  autre- 
fois délermina  Fintimité,  plus  il  est 
sujet  à  rinconstance  et  surtout  à  l'infi- 
délité. 

L'amour  de  deux  personnes  qui  s'ai- 
ment n'est  presque  jamais  le  même. 

Se  réconcilier  avec  une  maîtresse 
adorée  qui  vous  a  fait  une  infidélité, 
c'est  se  donner  à  défaire  â  coups  de 
poignard  une  cristallisation  sans  cesse 
renaissante. 


Chez  les  femmes,  la  jalousie  doit  être 
un  mal  encore  plus  abominable,  s'il  se 
peut,  que  chez  les  hommes.  C'est  tou) 
ce  que  le  cœur  humain  peut  supporter 
de  rage  impuissante  et  de  mépris  de 
soi-même  sans  se  briser. 


La  différence  de  l'infidéliLé  dans  les 
deux  sexes  est  si  réelle  qu'une  femme 


IMPRESSIONS  45 


passionnée  peut  pardonner  une  infidé- 
lité, ce  qui  est  impossible  à  un  homme. 


La  cristallisation  ne  peut  pas  être 
excitée  par  des  hommes-copies,  et  les 
rivaux  les  plus  dangereux  sont  les  plus 
différents. 


J'ai  vu  un  homme  découvrir  que  son 
rival  était  aimé,  et  celui-ci  ne  pas  le 
voir  à  cause  de  sa  passion. 


Souvent  nous  applaudissons  de  nous 
voir  sacrifier  un  rival,  et  nous  ne  som- 
mes que  les  instruments  d'un  effet  qu'on 
veut  produire  dans  le  cœur'de  ce  même 
rival. 


Le  naturel  parfait  et  l'intimité  ne 
peuvent  avoir  lieu  que  dans  l'amour- 
passion,  car  dans  tous  les  autres  l'on 
sent  la  possibilité  d'un  rivai  favorisé. 


46  PENSÉES 

Il  ne  peut  pas  y  avoir  d'ingratitude 
en  amour  ;  le  plaisir  actuel  paye  tou- 
jours et  au-delà  les  sacrifices  les  plus 
grands  en  apparence. 

Il  y  a  un  plaisir  délicieux  à  serrer 
dans  ses  bras  une  femme  qui  vous  a 
fait  beaucoup  de  mal,  qui  a  été  votre 
cruelle  ennemie  pendant  longtemps  et 
qui  est  prête  à  l'être  encore.  Bonheur 
des  officiers  français  en  Espagne,  1812. 

Plus  un  homme  est  éperdument  amou- 
reux, plus  grande  est  la  violence  qu'il 
est  obligé  de  se  faire  pour  oser  risquer 
de  fâcher  la  femme  qu'il  aime  et  lui 
pendre  la  main. 

A  Paris,  le  véritable  amour  ne  des- 
cend guère  plus  bas  que  le  cinquième 
étage,  d'où  quelquefois  il  se  jette  par  la 
fenêtre. 

Il  y  avait  trop  peu  de  sûreté  dans 
l'antiquité  pour  qu'on  eût  le  loisir 
d'avoir  un  amour-pasûion. 


IMPRESSIONS  47 


Le  mari  d'une  jeune  femme  qui  est 
adorée  par  son  amant  (ju'elle  traite  mal 
et  auquel  elle  permet  à  peine  de  lui 
baiser  la  main,  n'a  tout  au  plus  que  le 
plaisir  physique  le  plus  grossier,  là  où 
le  premier  trouverait  les  délices  et  les 
transports  du  bonheur  le  plus  vif  qui 
existe  sur  cette  terre. 


Le  premier  amour  d'un  jeune  homme 
qui  entre  dans  le  monde  est  ordinaire- 
ment un  amour  ambitieux...  C'est  au 
déclin  de  la  vie  qu'on  en  revient  triste- 
ment à  aimer  le  simple  et  l'innocent, 
désespérant  du  sublime.  Entre  les  deux 
se  place  l'amour  véritable  qui  ne  pense 
à  rien  qu'à  soi-même. 

En  amour,  quand  on  divise  de  l'argent, 
on  augmente  l'amour  ;  quand  on  en 
donne,  on  hie  l'amour. 

Les  femmes  françaises  n'ayant  jamais 
vu  le  bonheur  des  passions  vraies  sont 


48  PENSÉES 

peu  difticilos  sur  le  bonheur  intérieur 
de  leur  ménage  et  le  tous  les  jours  de 
la  vie. 


L'image  du  premier  amour  est  la  plus 
généralement  touchante  ;  pourquoi  ? 
C'est  qu'il  est  presque  le  même  dans 
tous  les  pays,  dans  tous  les  caractères. 
Donc  ce  premier  amour  n'est  pas  le 
plus  passionné. 


L'amour  est  la  seule  passion  qui  se 
paye  d'une  monnaie  qu'elle  fabrique 
elle-même. 


Qu'est-ce  que  la  galanterie  ?  C'est  le 
mensonge  perpétuel  de  ce  qu'on  ne  peut 
faire  que  rarement. 


Opinion  publique  en  1822.  Un  homme 
de  trente  ans  séduit  une  jeune  personne 
de  quinze  ans,  c'est  la  jeune  personne 
qui  est  déshonorée. 


iMrhK^siONs  49 

Quand  on  vient  de  voir  la  femme 
qu'on  aime,  la  vue  de  toute  autre  femme 
gâte  la  vue,  fait  pliysiquement  mal  aux 
yeux;  j'en  vois  le  pourquoi. 

Etrange  elfet  du  mariage  tel  que  Ta 
fait  le  XIX'  siècle!  L'ennui  de  la  vie  ma- 
trimoniale fait  périr  l'amour  sûrement, 
(juand  l'amour  a  précédé  le  mariage. 
Et  cependant,  disait  un  philosophe,  il 
amène  bientôt  chez  les  jeunes  gens 
assez  riches  pour  ne  pas  travailler, 
l'ennui  profond  de  toutes  les  jouis- 
sances tranquilles.  Et  ce  n'est  que  les 
âmes  sèches,  parmi  les  femmes,  qu'il  ne 
prédispose  pas  à  l'amour. 

Quand  l'amour  existe  vraiment  dans 
le  mariage,  c'est  un  incendie  qui 
s'éteint,  et  qui  s'éteint  d'autant  plus 
lentement  qu'il  était  plus  allumé. 


La  beauté  est  une  promesse  de  bon- 
heur. 


LE  PSYCHOLOGUE 


Un  être  humain  ne  me  parait  jamais 
que  le  résultat  de  ce  que  les  lois  ont  mis 
clans  sa  tête,  et  le  climat  dans  son  cœur. 

Un  homme  âgé  et  sans  gloire  est  trop 
heureux  de  pouvoir  faire  du  mal  à  un 
jeune  lionune  qui  a  fait  plus  que  lui. 


Les  convenances  sont  comme  des  lois 
destinées  pour  les  gens  médiocres  et 
par  des  gens  médiocres. 


52  PENSÉES 

La  convenance  exacte,  c'est  la  pensée 
continue  du  convenable,  Tabsence  com- 
plète de  rindividualité. 

Plus  un  homme  est  sot,  plus  il  est  de 
niveau  avec  le  monde. 

Quand  tu  verras  un  homme  qui  ne 
désire  plus  rien  vivement,  sois  sur  que 
la  fortune  ou  la  gloire  de  cet  homme  ne 
croîtra  plus. 

Le  grand  homme  est  comme  l'aigle, 
plus  il  s'élève,  moins  il  est  visible,  et  il 
est  puni  de  sa  grandeur  par  la  solitude 
de  l'àme. 

La  plupart  des  hommes  ont  un  mo- 
ment dans  leur  vie  où  ils  peuvent  faire 
de  grandes  choses,  c'est  celui  où  rien 
ne  leur  semble  impossible 

Pour  un  homme  bien  né,  être  gros- 
sier c'est  comme  parler  une  langue 


IMPRESSIONS  53 


étrangère  qu'il  a  fallu  apprendre  et 
qn'on  ne  parle  jamais  avec  aisance. 
Que  de  gens  haut  placés  parlent  cette 
langue  aujourd'hui  avec  une  rare  laci- 
lité! 


En  général,  Vhomme  bon,  c'est  Thomme 
heureux,  et  le  bonheur  n'est  pas  de 
posséder,  mais  de  réussir. 


On  admire  la  supériorité  d'autrui 
dans  un  genre  dont  on  conteste  la 
supériorité  ;  mais  vouloir  faire  sincère- 
ment reconnaître  à  un  être  humain  la 
supériorité  d'un  autre  dans  un  genre 
dont  il  ne  puisse  contester  la  supi-éme 
utilité,  c'est  lui  demander  de  cesser 
d'être  soi-même,  ce  que  personne  ne 
peut  demander  à  personne. 

On  rit,  par  une  jouissance  d'amour- 
propre,  à  la  vue  subite  de  quelque 
perfection  que  la  faiblesse  d'autrui  nous 
fait  voir  en  nous. 


54  PENSÉES 

La  politesse  et  la  civilisation  élèvent 
tous  les  hommes  à  la  médiocrité,  mais 
gâtent  et  ravalent  ceux  qui  seraient 
excellents. 

Il  faut  une  certaine  force  d  ame  dans 
un  homme  pour  qu'il  puisse  considérer 
ce  qui  nuit  ou  sert  à  son  bonheur  sans 
que  l'extrême  intérêt  qu'il  prend  au 
sujet  dont  on  discute  ne  lui  fasse  venir 
les  larmes  aux  yeux  et  ne  trouble  ainsi 
sa  vue. 

Un  homme,  dans  les  transports  de  la 
passion,  ne  distingue  pas  les  nuances  et 
n'arrive  jamais  aux  conséquences  immé- 
diates. 

Vouloir,  c'est  avoir  le  courage  de 
s'exposer  à  un  inconvénient. 

Dans  nos  mœurs,  c'est  l'esprit  accom- 
pagné d'un  degré  de  force  très  ordinaire 
qui  est  la  force.  Encore  même  notre 


IMPRESSIONS  55 


force,  grâce  à  la  nature  de  nos  armes, 
n'est  plus  une  qualité  physique,  c'est  du 
courage. 

Les  conseils  de  la  vieillesse  éclairent 
sans  réchauffer,  comme  le  soleil  d'hiver. 

On  n'est  pas  né  pour  la  gloire  lors- 
qu'on ne  connaît  pas  le  prix  du  temps. 

Rien  n'annonce  le  génie,  peut-être 
l'opiniâtreté  serait-elle  un  signe. 

On  cherche  à  adoucir  ce  qu'on  dit  à 
rhomme  qu'on  n'aime  pas  et  à  aggraver 
ce  qu'on  dit  à  l'homme  qu'on  aime. 
C'est  qu'on  sent  qu'on  a  de  quoi  le 
dédommager. 

Les  caractères  qui  ont  le  malheur 
d'èlre  au-dessus  des  misères  qui  font 
l'occupation  de  la  plupart  des  hommes 
n'en  sont  que  plus  disposés  à  s'occuper 
uniquement  des  choses  qui,  une  fois, 
ont  pu  parvenir  à  les  toucher. 


56  PENSÉES 

On  n'a  point  généralement  une  idée 
juste  des  sacrifices  que  font  faire  les 
grandes  passions.  S'il  en  est  des  autres 
comme  de  l'amour,  ceux  qui  les  font  ne 
les  sentent  pas. 

La  tristesse  lorsqu'on  connaît  le 
monde,  prouve  qu'on  a  des  passions 
que  l'impossibilité  de  les  satisfaire  n'a 
pas  encore  pu  guérir.  La  tristesse  de  qui 
ne  connaît  pas  le  monde  prouve  la 
lâcheté  qui  désespère  de  réussir. 

On  acquiert  un  grand  esprit,  non  pas 
en  apprenant  beaucoup  par  cœur,  mais 
en  comparant  beaucoup  les  choses  qu'on 
voit;  il  faut  beaucoup  méditer,  et, 
quoiqu'on  voie,  tâcher  d'en  savoir  la 
cause. 

La  marche  ordinaire  du  xixe  siècle 
est  que,  quand  un  être  puissant  et  noble 
rencontre  un  homme  de  cœur,  il  le  tue, 
l'exile,  l'emprisonne  ou  l'humilie  telle- 
ment que  Tautre  a  la  sottise  d'en  mourir 
de  douleur. 


IMPRESSIONS  57 


Malheur  à  l'homme  d'étude  qui  n'est 
d'aucune  coterie,  on  lui  reprochera 
jusqu'à  de  petits  succès  fort  incertains, 
et  la  haute  vertu  triomphera  en  le 
volant. 


Les  gens  un  peu  délicats  ont  ce  mal- 
heur bien  grand  au  xixc  siècle  :  quand 
ils  aperçoivent  de  l'exagération,  leur 
âme  n'est  plus  disposée  qu'à  inventer 
de  l'ironie. 


L'amour  exclusif  de  l'argent  est,  selon 
moi,  ce  qui  gâte  le  plus  la  figure  hu- 
maine. La  bouche  surtout,  exempte  de 
toute  sympathie  chez  les  gens  à  argent, 
est  souvent  d'une  atroce  laideur. 


Hélas  !  toute  science  ressemble  en  un 
point  de  la  vieillesse  dont  le  pire  symp- 
tôme est  la  science  de  la  vie  qui  empêche 
de  se  passionner  et  de  faire  des  folies 
pour  rien. 


58  PENSÉES 


Une  collection  de  baïonnettes  ou  de 
gnillotines  ne  peut  pas  plus  arrêter  une 
opinion  qu'une  collection  de  iouis  ne 
peut  arrêter  la  goutte. 


Les  gens  riches  sont  bien  injustes  et 
bien  comiques  lorsqu'ils  se  font  juges 
dédaigneux  de  tous  les  péchés  et  crimes 
commis  pour  de  l'argent. 


Plus  on  plaît  généralement,  moins  on 
plaît  profondément. 


Avoir  le  caractère  solide,  c'est  avoir 
une  longue  et  ferme  expérience  des 
mécomptes  et  des  malheurs  de  la  vie. 
Alors  l'on  désire  constamment  ou  Ton 
ne  désire  pas  du  tout. 


Une  résolution  forte  change  sur  le 
champ  le  plus  extrême  malheur  en  un 
état  supportable. 


IMPRESSIONiS  59 


C'est  l'école  du  malheur  qui  manque 
souvent  au  mérite  des  jeunes  gens  faits 
pour  être  les  plus  aimables. 


Le  degré  de  bonheur  dont  on  est 
susceptible  se  mesure  sur  le  degré  de 
force  des  passions. 


Le  seul  danger  des  âmes  grandes  est 
de  prendre  des  secs  pour  leurs  égales, 
et  de  se  mettre  à  les  aimer  comme  elles 
savent  aimer  ;  alors  que  de  douleurs  ! 


Ce  qui  fait  les  âmes  élevées,  c'est  leur 
propre  sensibilité,  c'est  l'ennui  intérieur, 
allié  naturel  de  tous  les  sots  qui  l'atta- 
quent ;  c'est  cet  allié  qui  leur  donne 
trop  souvent  la  victoire. 


Une  âme  élevée  se  met  bien  au-dessus 
de  certaines  choses  que  le  monde  dis- 
penes  ;  mais  elle  a  souvent  la  faiblesse 


éO  PENSÉES 

de  laisser  apercevoir  qu'elle  prise  cer- 
taines choses  desquelles,  sans  cela,  le 
monde  n'eût  pas  songé  à  la  priver. 

Ce  qui  lie  les  amitiés  dans  le  monde, 
c'est  la  possibilité  de  se  séparer  à  chaque 
instant;  un  ami  sent  la  possibilité  de  ne 
plus  voir  son  ami. 


LE  COSMOPOLITE 


On  est  bien  autrement  convaincu  de 
ce  qu'on  a  vu  que  de  ce  qu'on  a  lu. 

Tout  se  fait  par  mode  en  France, 
même  les  déclarations  du  jury. 

A  tout  prendre,  je  préfère  le  provincial 
ignorant  des  beautés  de  son  pays  au 
provincial  enthousiaste.  Quand  un  ha- 
bitant d'Avif^non  me  vante  la  fontaine 
de  Vaucluse,  il  me  fait  l'effet  d'un  indis- 
cret qui  vient  me  parler  d'une  femme 

6 


62 


qui  me  plaît,  et  qui  la  loue  en  termes 
pompeux  précisément  des  beautés  qu'elle 
n'a  pas  et  à  l'absence  desquelles  je  n'avais 
jamais  songé.  Sa  louange  devient  un 
pamphlet  ennemi. 

La  France  est  certainement  le  pays  de 
la  terre  où  votre  voisin  vous  fait  le 
moins  de  mal  ;  ce  voisin  ne  vous  de- 
mande qu'une  chose,  c'est  de  lui  témoi- 
gner que  vous  le  regardez  comme  le 
premier  homme  du  monde. 

Le  Français  ne  voit  la  bravoure  que 
sous  l'air  tambour-major. 

L'Italien  adore  son  Dieu  par  la  même 
fibre  qui  lui  fait  idolâtrer  sa  maîtresse 
et  aimer  la  musique.  C'est  que  pour 
lui  il  entre  beaucoup  de  crainte  dans 
Vamoitr. 

La  tyrannie  de  l'opinion,  et  quelle 

opinion  !  est  aussi  bête  dans  les  petites 

villes    de    France  qu'aux    Etats-Unis 
d'Amérique. 


IMPRESSIONS  63 


La  patrie  de  Voltaire,  de  Molière  et 
de  Courier  est  depuis  longtemps  la  ville 
de  Tcsprit;  mais  le  pays  entre  la  Loire, 
la  Meuse  et  la  mer  ne  peut  sentir  les 
beaux-arts.  Pourquoi  ?  Il  aime  le  joli  et 
hait  V énergie. 

Les  hommes  de  cette  race  [anglaise] 
ne  sentent  la  vie  que  lorsqu'ils  se  met- 
tent en  colère...  C'est  avoir  un  obstacle 
à  surmonter  qu'il  leur  faut. 

L'esprit  et  le  génie  perdent  vingt-cinq 
liour  cent  de  leur  valeui'  en  abordant 
en  Angleterre. 

La  civilisation  étiole  les  Ames.  Ce  qui 
frappe  surtout,  lorsqu'on  revient  de 
Rome  à  Paris,  c'est  l'extrême  politesse 
et  les  yeux  éteints  de  toutes  les  per- 
sonnes qu'on  rencontre. 

lj\'nvie  me  parait  être  le  plus  grand 
obstacle  au  bonheur  des  Français. 


64  PENSÉES 

Un  beau  climat  est  le  trésor  du  pauvre 
qui  a  de  l'âme. 


Point  de  grâces  et  beaucoup  d'affec- 
tation, pas  l'ombre  du  naturel  :  voilà  ce 
qui  fait  d'un  fort  Allemand  un  des  êtres 
les  plus  ridicules  qu'on  puisse  rencon- 
trer. 


Les  Anglais,  en  général,  ne  peuvent 
pas  avoir  d'esprit. 


Chez  une  nation  où  la  vanité  est  la 
passion  dominante,  un  mot  spirituel 
pare  à  tout. 


En  France,  nous  confondons  Vair 
grand  avec  l'air  grand  seigneur;  c'est  à 
peu  près  le  contraire.  L'un  vient  de 
l'habitude  des  grandes  pensées,  l'autre 
de  rhabitude  des  pensées  qui  occupent 
les  gens  de  haute  naissance, 


IMPRESSIONS  65 


Un  provincial  est  toujours  un  peu 
moins  arriéré  et  un  peu  moins  envieux 
au  moment  où  il  vient  de  lire  un  journal  ; 
c'est  le  contraiie  du  Parisien  que  le 
journal  hébété. 

J'ai  une  inclination  naturelle  pour  la 
nation  espagnole.  Ces  gens-là  se  battent 
depuis  vingt-cinq  ans  pour  obtenir  une 
certaine  chose  qu'ils  désirent.  Ils  ne  se 
battent  pas  savamment  ;  un  dixième 
seulement  de  la  nation  se  bat  ;  mais, 
enfin,  ce  dixième  se  bat,  non  pour 
un  salaire,  mais  pour  obtenir  un  avan- 
tage moral. 

Ce  qui  me  charme  dans  les  Espagnols, 
c'est  l'absence  complète  de  cette  hypo- 
crisie qui  n'abandonne  jamais  l'homme 
comme  il  faut  de  Paris.  Les  Espagnols 
sont  tout  à  leur  sensation  actuelle.  De 
là  les  folies  qu'ils  font  par  amour,  et  leur 
profond  mépris  pour  la  société  française 
basée  sur  des  mariages  conclus  par  des 
notaires. 


66  PENSÉES 

Eli  Angleterre,  la  mode  est  un  devoir; 
à  Paris,  c'est  un  plaisir. 


Je  pense  que  les  hommes  de  mérite 
de  l'an  1850  seront  pris  pour  la  plupart 
loin  de  Paris.  Pour  faire  un  homme 
distin-rué,  il  faut  à  vingt  ans  cette  cha- 
leur d'àme,  cette  duperie,  si  Ton  veut, 
que  Ton  ne  rencontre  guère  qu'en  pro- 
vince ;  il  faut  aussi  cette  institution 
Iihilcsophique  et  dégagée  de  toute  faus- 
seté que  l'on  ne  rencontre  que  dans  les 
bons  collèges  de  Paris. 


Il  ne  faut  jamais  demander  de  l'hé- 
roïsme à  un  gouvernement. 


Quoi  qu'on  en  dise,  le  Français,  sur- 
tout en  province,  n'a  imllement  le 
saitiment  des  arts  ;  je  me  hâte  d'ajouter 
qu'il  a  celui  de  la  bravoure^  de  V esprit 
et  (\u  comique. 


IMPRESSIONS  67 


La  bravoure  tient  proliahleoient  à  la 
vanité  et  au  plaisir  de  faire  parier  de 
sol;  combien  ne  voit-on  pas  de  maré- 
chaux de  France  sortis  de  la  Gascogne  ! 

La  cause  du  mauvais  goût  chez  les 
Français,  c'est  l'engouement.  Ce  qui 
tient  à  une  autre  circonstance  plus  fâ- 
cheuse, le  manque  absolu  de  caractère. 

En  Angleterre,  l'aristocratie  méprise 
les  lettres.  A  Paris,  c'est  un  chose  trop 
importante.  Il  est  impossible  pour  des 
Français  habitant  Paris  de  dire  la 
vérité  sur  les  ouvrages  d'autres  Français 
habitant  Paris. 

Dans  le  malheur,  le  Français  le  plus 
brave  perd  la  netteté  de  son  esprit;  ce 
courage  qui  ne  consiste  pas  uniquement 
à  se  faire  tuer  lui  manque  net. 

Le  climat  ou  le  tempérament  fait  la 
force  du  ressort.  L'éducation  ou  les 
mœurs,  le  sens  dans  lequel  ce  ressort 
est  employé. 


68  PENSÉES 

En  France,  où  le  caractère  manque, 
c'est  aux  galères  que  se  trouve  la 
réunion  des  hommes  les  plus  singuliers. 
Ils  ont  la  grande  qualité  qui  manque  à 
leurs  concitoyens,  la  force  du  caractère. 


Le  peuple  italien  est  moins  éloigné 
que  nous  des  grandes  actions  :  il  prend 
quelque  chose  au  sérieux.  En  France,  dès 
qu'on  a  expliqué  avec  esprit  lepourquoi 
d'une  bassesse,  elle  est  oubliée. 


Quand  on  veut  savoir  l'histoire,  il  faut 
avoir  le  courage  de  la  regarder  en  face. 

La  vérité  triste  et  crue  sur  beaucoup 
de  choses  ne  se  rencontre  à  Paris  que 
dans  la  conversation  de  quelque  vieil 
avoué  d'humeur  acariâtre.  Tout  le  reste 
de  la  société  se  plaît  à  jeter  un  voile 
sur  le  vilain  côté  de  la  vie.  L'excès  du 
déguisement  devient  quelquefois  ridi- 
cule parmi  les  gens  qui  ont  eu  le  malheur 
de  naître  très  nobles  et  très  riches  ;  mais 


IMPRESSIONS  69 


en  général  cette  manière  de  représenter 
la  vie  fait  le  charme  de  la  société  fran- 
çaise. 

Toute  vraie  passion  ne  songe  qu'à 
elle.  C'est  pourquoi,  ce  me  semble,  les 
passions  sont  ridicules  à  Paris  où  le 
voisin  prétend  toujours  qu'on  pense 
beaucoup  à  lui. 

En  France  il  n'y  a  point  de  vérités  : 
il  n'y  a  que  des  modes  ;  il  est  donc  par- 
faitement inutile  de  démontrer  qu'il  est 
utile  de  faire  telle  ou  telle  chose. 

Les  villes  de  province  haïssent  Paris 
et  l'imitent  ;  il  est  plaisant  de  voir  ces 
deux  dispositions  se  succéder  tous  les 
quarts  d'heure  dans  l'âme  d'un  pro- 
vincial. 

Le  gouvernement  anglais  est  le  seul 
en  Europe  qui  me  paraisse  valoir  la 
peine  d'être   étudié.  Partout   ailleurs, 


70  PENSÉES 

c'est  un  despote,  boniiomnie  au  fond, 
mais  timide  et  trompé  à  plaisir  par  des 
nobles  ou  des  généraux  remplis  de 
haine,  mais  plus  ou  moins  imbéciles. 

La  fortune  d'un  certain  lieutenant 
d'artillerie  a  rendu  fous  tous  les  Français 
pour  un  demi  siècle  au  moins. 

A  vrai  dire  il  n'y  a  plus  de  tournure 
d'état  en  France.  Le  seul  état  qui  gâte 
encore  un  peu  son  homme,  c'est  celui 
de  pa\ant...  A  cette  exception  prés, 
chacun  est  affecté  en  raison  directe  de 
son  peu  d'esprit  et  de  la  masse  d'argent 
et  d'importance  sociale  qu'il  possède. 

C'est  par  suite  d"nne  erreur  d'optique 
que  les  patois  semblent  plus  naïfs  et 
plus  aimables  que  les  langues  employées 
pour  les  choses  tj'istes  et  raisonnables 
de  la  vie.  Si  l'on  ne  pouvait  parler  aux 
femmes  qu'une  certaine  langue,  fût-ce 
l'allemand  de  Vienne,  cette  langue  nous 
senililerait  blcnlÔL  l'emporLer  en  grâce 
sur  toutes  les  autres. 


IMPRESSIONS  71 


Les  femmes  italiennes  ont  du  carac- 
tère contre  tous  les  accidents  de  la  vie, 
excepté  contre  la  plaisanterie  qui  leur 
semble  toujours  une  atrocité. 

Si  le  provijicial  est  excessivement  ti- 
mide, c'est  qu'il  est  excessivement  pré- 
tentieux; il  croit  que  l'homme  qui  passe 
à  vingt  pas  de  kii  sur  la  route  n'est 
occupé  qu'à  le  regarder  ;  et  si  cet 
homme  rit  par  hasard,  il  lui  voue  une 
haine  éternelle. 


On  ne  sait  rien  faire  bien  en  province, 
pas  même  mourir. 

11  n\v  a  pas  d'opinion  publique  à  Paris 
sur  les  clioses  contemporaines  ;  il  n'y  a 
qu'une  suite  d'engouements  se  détrui- 
sant l'un  l'autre,  comme  une  onde  de 
la  mer  effaçant  l'onde  qui  la  précédait. 


Tout  ce  qui  est  profond  n'est  ni  compris 
ni  admiré  en  France  :  Napoléon  le  savait 


72  PENSÉES 

bien  ;  de  là  ses  affectations,  ses  airs 
de  comédie  qui  l'eussent  perdu  auprès 
d'un  public  italien. 

De  la  nécessité  politique  du  journal 
dans  les  grandes  villes  naît  la  triste 
nécessité  du  charlatanisme,  seule  et 
unique  religion  du  xix»  siècle. 


Le  grand  malheur  de  l'époque  ac- 
tuelle, c'est  la  colère  et  la  haine  impuis- 
sante. Ces  tristes  sentiments  éclipsent 
la  gaieté  naturelle  au  tempérament 
français. 


Tôt  ou  tard,  les  provinciaux  et  les 
étrangers  s'apercevront  que  tous  les 
articles  des  journaux  français  sont  dictés 
par  la  camaraderie  ;  on  ne  lira  plus  les 
jugements  littéraires  des  journaux  de 
Paris,  on  ne  leur  demandera  que  ce 
qu'ils  peuvent  seuls  fournir  au  monde, 
de  Vesprit  actuel  et  qu'il  est  impossible 
de  révoquer  en  doute. 


IMPRESSIONS  73 


A  Paris,  ce  sont  les  notaires  qui  font 
les  mariages.  Ce  seul  fait,  qui,  à  la  vé- 
rité, est  cruel,  nous  expose  aux  plai- 
santeries de  toute  l'Europe  et  même  à 
quelque  chose  de  plus. 

L'essentiel  pour  faire  la  conquête 
d'une  Italienne,  c'est  d'avoir  l'âme  exal- 
table.  L'esprit  français,  qui  prouve  du 
sang-froid,  est  un  obstacle. 

De  nos  jours  on  a  trouvé  le  secret 
d'être  fort  brave  sans  énergie  ni  carac- 
tère. Personne  ne  sait  vouloir  ;  notre 
éducation  nous  désapprend  cette  grande 
science.  Les  Anglais  savent  vouloir; 
mais  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'ils  font 
violence  au  génie  de  la  civilisation 
moderne  ;  leur  vie  en  devient  un  effort 
continu. 

Un  des  caractères  du  siècle  de  la 
Révolution  (1789-1832)  c'est  qu'il  n'y  ait 
point  de  grand  succès  sans  un  certain 
degré  d'impudeur  et  même  de  charla- 
tanisme décidé. 


74  PENSÉES 

Les  pauvres  gens  qui  peuplent  la 
Trappe  sont  des  malheureux  qui  n"ont 
pas  eu  tout  à  fait  assez  de  courage  pour 
se  tuer.  J'excepte  toujours  les  chefs  qui 
ont  le  plaisir  d'être  chefs. 

L'immense  respect  pour  l'argent, 
grand  et  preu>ier  défaut  de  l'Anglais 
et  de  l'Italien,  est  moins  sensible  en 
France,  et  tout  à  fait  réduit  à  de  justes 
bornes  en  Allemagne. 

Les  Romains  paraissent  méchants  au 
premier  abord  ;  ils  ne  sont  qu'extrême- 
ment méfiants,  et  avec  une  imagination 
qui  s'enflamme  à  la  plus  légère  appa- 
rence. S'ils  font  des  méchancetés  gra- 
tuites, c'est  un  homme  rongé  par  la 
peur,  et  qui  cherche  à  se  rassurer  en 
essayant  son  fusil. 

Si  je  disais,  comme  je  le  crois,  que  la 
bonté  est  le  trait  distinctif  du  caractère 
des  habitants  de  Paris,  je  craindrais 
beaucoup  de  les  offenser. 

«  Je  ne  veux  pas  être  bon.  » 


IMPRESSIONS  75 


Eli  France,  les  hommes  qui  ont  perdu 
leur  femme  sont  tristes  ;  les  veuves,  au 
contraire,  gaies  et  heureuses.  Il  y  a  un 
proverbe  parmi  les  femmes  sur  la  félicité 
de  cet  état.  Il  n'y  a  donc  pas  d'égalité 
dans  le  contrat  d'union. 


Le  ridicule  effraye  l'amour.  Le  ridi- 
cule impossible  en  Italie,  ce  qui  est  de 
bon  ton  à  Venise  est  bizarre  à  Naples, 
donc  rien  n'est  bizarre.  Ensuite  rien  de 
ce  qui  fait  plaisir  n'est  blâmé.  Voilà  qui 
tue  l'honneur  bête,  et  une  moitié  de  la 
comédie. 


En  France,  la  province,  pour  tout  ce 
qui  regarde  les  femmes,  est  à  quarante 
ans  en  arriére  de  L'aris...  Mancjue  de 
naturel,  grand  défaut  des  femmes  de 
province...  Celles  qui  jouent  le  premier 
rôle  dans  leur  ville,  pires  que  les  autres. 

C'est  un  malheur  d'avoir  connu  la 
beauté  italienne  :  on  devient  insensible. 


76  PENSEES 

Hors   de    Tltalie,   on   aime  mieux   la 
conversation  des  hommes. 

Aujourd'hui,  j'estime  Paris.  J'avoue 
que,  pour  le  courage,  il  doit  être  placé 
au  premier  rang,  comme  pour  la  cuisine, 
comme  pour  Vesprit.  Mais  il  ne  m'en 
séduit  pas  davantage  pour  cela.  Il  me 
semble  qu'il  y  a  toujours  de  la  comédie 
dans  sa  vertu. 


L'ARTISTE 


Le  caractère  en  peinture  est  comme 
le  chant  en  musique  :  on  s'en  souvient 
toujours,  et  Ton  ne  se  souvient  que 
de  cela. 


La  beauté  antique  est  l'expression 
d'un  caractère  utile  ;  car,  pour  qu'un 
caractère  soit  extrêmement  utile,  il  faut 
qu'il  se  trouve  réuni  à  tous  les  avantages 
physiques.  Toute  passion  détruisant 
l'habitude,  toute  passion  nuit  à  la 
beauté. 


78  PENSÉES 

Je  suis  facile  de  le  dire  :  mais,  pour 
sentir  ie  beau  antique,  il  faut  être  chaste. 


Le  beau  idéal  antique  est  un  peu  ré- 
publicain (il  annonce  les  mêmes  vertus 
que  commande  la  république).  Je  me 
hâte  d'ajouter  que,  grâce  à  l'amabilité 
de  nos  femmes,  la  république  antique 
ne  peut  pas  être  et  ne  sera  jamais  un 
gouvernement  moderne. 


Le  beau  mioderne  est  fondé  sur  cette 
dissemblance  générale  qui  sépare  la  vie 
de  salon  de  la  vie  du  forum. 


Le  public  sent  si  bien,  quoique  si 
confusément,  l'existence  du  beau  idéal 
moderne  qu'il  a  fait  un  mot  pour  lui, 
Vélégance. 


La  bonne  foi  nuit  peut-être  à  l'esprit, 
mais  je  la  crois  indispensable  pour 
exceller  dans  les  arts. 


IMPRESSIONS  79 


Ne  trouvez-vous  pas  que  le  seul  genre 
golliique  est  en  harmonie  avec  une 
religion  terrible  qui  dit  au  plus  grand 
nombre  de  ceux  qui  encrent  dans  ses 
églises  :  Tu  seras  damné  ? 


Pour  bien  comprendre  les  tableaux 
des  grands  maîtres,  il  faut  se  figu- 
rer Tatmosphére  morale  au  milieu  de 
laquelle  vivaient  Rapliaël,  Micbol  Ange, 
Léonard  de  Vinci,  le  Titien,  le  Corrége. 


Les  yeux  bordés  de  noir  des  têtes  de 
Raphaël  qui  leur  donnent  l'air  d'avoir 
passé  la  nuit  avec  leurs  amants  I 


Le  style  en  peinture  est  la  manière 
particulière  à  chacun  de  dire  les  mêmes 
choses. 


Voici  la  grande  difficulté  des  arts  et 
de  la  littérature  au  xixe  siècle  :  le 
monde  est  rempli  de  personnages  que 


80  PENSÉES 

leurs  richesses  appellent  à  acheter,  mais 
à  qui  la  grossièreté  de  leur  goût  défend 
^^ apprécier .  Ces  gens  sont  la  pâture  des 
charlatans.  Les  succès  qu'ils  font  étouf- 
fent la  réputation  du  peintre  homme  de 
talent. 

Croire  sur  parole  est  souvent  commode 
en  politique  ou  en  morale,  mais  dans 
les  arts  c'est  le  grand  chemin  de  l'ennui. 

Les  femmes  ont  une  sympathie  natu- 
relle et  que  je  croirais  instinctive  pour 
les  couleurs  fraîches  et  brillantes;  elles 
ont  besoin  d'un  acte  de  courage  pour 
regarder  longtemps  des  couleui's  ternies 
par  trois  siècles  d'existence  et  qui,  pour 
tout  dire,  ont  un  aspect  sale. 

Le  vulgaire  en  France  n'accorde  le 
nom  de  beau  qu'à  ce  qui  est  féminin. 

L'immense  majorité  des  hommes  n'a 
pour  les  œuvres  de  génie  qu'une  estime 


IMPRESSIONS  81 


sur  parole.  La  masse  n'admire  et  ne 
comprend  que  ce  qui  ne  s'élève  que  de 
peu  au-dessus  du  niveau  général. 

C'est  un  grand  malheur  d'avoir  vu  de 
trop  bonne  heure  la  beauté  sublime. 

Le  premier  degré  du  goût  est  d'exa- 
gérer, pour  les  rendre  sensibles,  les 
effets  agréables  de  la  nature.  Plus  tard, 
on  voit  qu'exagérer  les  effets  de  la 
nature,  c'est  perdre  sa  variété  infinie 
et  ses  contrastes,  si  beaux  parce  qu'ils 
sont  éternels,  plus  beaux  encore  parce 
que  les  émotions  les  plus  simples  les 
rappellent  au  cœur. 

Les  académies  sont  utiles  pour  con- 
server les  inventions  du  génie  ;  servent- 
elles,  dans  leur  état  actuel,  à  encourager 
le  génie  et  à  multiplier  les  inventions 
de  tout  genre  qui  font  la  gloire  et  la 
richesse  d'une  nation  ?  Nous  ne  le 
croyons  pas. 


82  PENSÉES 

Toute  l'Europe,  en  se  cotisant,  ne 
pourrait  faire  un  seul  de  nos  bons 
volumes  français  :  les  Lettres  Persanes, 
par  exemple. 

PeuL-éLj*e  Vesprit  ne  peut-il  durer  que 
deux  siècles.  Un  jour  Eeaumai'chais  sera 
ennuyeux;  Erasme  et  Lucien  le  sont 
bien. 

Il  me  semble  que  le  lecteur  est  d'avis 
que  rien  ne  conduit  aus.-i  vite  au  bâille- 
ment et  à  Vépiiîsement  moral  qi\e  la  vue 
d'un  fort  beau  paysage  :  c'est  dans  ce 
cas  que  la  colonne  antique  la  plus  insi- 
gnifiante est  d'un  prix  infini  ;  elle  jette 
l'àme  dans  un  nouvel  ordre  de  sen- 
timent. 

Les  arts  qui  commencent  à  nous  plaire 
en  peignant  les  jouissances  des  passions, 
et,  pour  ainsi  dire,  par  réflexion,  comme 
la  lune  éclaire,  peuvent  finir  par  nous 
donner  des  jouissances  plus  fortes  que 
les  passions. 


IMPRESSIONS  83 


Un  roman  est  un  miroir  qui  se  pro- 
mène sur  une  grande  route. 

Au  XIX'  siècle,  la  démocratie  amène 
nécessairement  dans  la  littérature  le 
règne  des  gens  médiocres,  raisonnables, 
bornés  et  plats,  littérairement  parlante 

Il  faut  se  posséder  pour  bien  parler, 
il  faut  peut-être  posséder  son  âme,  l'avoir 
under standing  pour  telle  passion  à  vo- 
lonté pour  bien  écrire. 

Le  jour  où  Ton  est  ému  n'est  pas  celui 
où  Ton  remarque  mieux  les  beautés  et 
les  défauts. 

Tout  l'esprit  fin  est  dans  la  connais- 
sance de  la  liaison  des  idées  :  voyez 
Figaro,  le  modèle  de  l'homme  aimable 
au  xviiie  siècle. 

Un  roman  est  comme  un  archet,  la 
caisse  du  violon  qui  rend  les  sons,  c'est 
l'âme  du  lecteur. 


84  PENSÉES 

Comment  peindre  les  passions,  si  on 
ne  les  connaît  pas?  Et  comment  trouver 
le  temps  d'acquérir  du  talent,  si  on  les 
sent  palpiter  dans  son  cœur  ? 

Une  chose  fait  naître  le  grand  génie 
c'est  la  mélancolie...  Tous  les  grands 
peintres  sensibles  ont  ainsi   commencé 
par  la  mélancolie. 

Le  degré  de  ravissement  où  notre 
âme  est  portée  est  l'unique  thermomètre 
de  la  beauté  en  musique,  tandis  que, 
du  plus  grand  sang-froid  du  monde,  je 
dis  d'un  tableau  de  Guide  :  «  Cela  est 
(T  de  la  première  beauté  I  » 

Mon  thermomètre  est  ceci  :  quand 
une  musique  me  jette  dans  les  hautes 
pensées  sur  le  sujet  qui  m'occupe,  quel 
qu'il  soit,  cette  musique  est  excellente 
pour  moi. 

Le  romanticisme  est  l'art  de  présenter 
aux  peuples  les  œuvres  littéraires  qui, 


IMPRESSIONS  85 


dans  l'état  actuel  de  leurs  habitudes  et 
de  leurs  croyances,  sont  susceptibles  de 
leur  donner  le  plus  de  plaisir  possible. 

Le  classicisme,  au  contraire,  leur  pré- 
sente la  littérature  qui  donnait  le  plus 
grand  plaisir  possible  à  leurs  arrières- 
grands-pères. 

Il  faut  du  courage  pour  être  roman- 
tique, car  il  faut  hasarder. 

De  mémoire  d'historien,  jamais  peuple 
n'a  éprouvé  dans  ses  mœurs  et  dans  ses 
plaisirs  de  changement  plus  rapide  et 
plus  total  que  celui  de  1780  à  1823;  et 
l'on  veut  nous  donner  toujours  la  même 
littérature  1 


Le  style  doit  être  comme  un  vernis 
transparent  :  il  ne  doit  pas  altérer  les 
couleurs  ou  les  faits  et  pensées  sur 
lesquels  il  est  placé. 


8 


S6  PENSÉES 


On  dit  qu'un  homme  a  un  Style  lorsque, 
rencontrant  une  phrase  dans  une  ga- 
zette, on  peut  dire  qu'elle  est  de  lai. 


Aujourd'hui  que  nous  avons  tous  ap- 
pris à  écrire  correctement,  un  capitaine 
à  la  demi  solde  ou  un  préfet  destitué  se 
met  à  écrire  pour  occuper  ses  matinées. 
Cette  disposition  est  favorable  aux  let- 
tres. Des  gens  qui  ont  agi  mettront  plus 
de  pensées  en  circulation  que  des  gens 
de  lettres  uniquement  occupés  pendant 
leur  jeunesse  à  peser  un  hémistiche  de 
Racine  ou  à  rechercher  la  vraie  mesure 
d'un  vers  de  Pindare. 


L'invasion  des  idées //ftéra/^s  va  amener 
une  nouvelle  littérature. 

Le  vers  est  destiné  à  rassembler  en 
un  foyer,  à  force  d'ellipses,  d'inversions, 
d'alliances  de  mots,  etc..  (privilèges  de 
la  poésie)  les  choses  qui  rendent  frap- 
pante une  beauté  de  la  nature. 


IMPKESSIOKS  87 


L'inversion  est  une  grande  concessîcn 
en  français,  un  immense  privilège  de  la 
poésie,  dans  cette  langue  amie  de  la 
vérité  et  claire  avant  tout. 

L'empire  du  rythme  ou  du  vers  ne 
commence  que  là  ou  Finversion  est 
permise. 

Pour  le  plaisir  dramatique,  ayant  à 
choisir  entre  deux  excès,  j'aimerais  tou- 
jours mieux  une  prose  trop  simple 
comme  celle  de  Sedaine  ou  de  Goldoni 
que  des  vers  trop  beaux. 

La  pensée  ou  le  sentiment  doit,  avant 
tout,  être  énoncé  avec  clarté  dans  le 
genre  dramatique,  en  cela  roi)posé  du 
poème  épique. 

Dans  les  arts  et  dans  toutes  les  actions 
de  riiomme  qui  admettent  de  l'origina- 
lité, ou  Ton  est  soi-même  ou  l'on  n'est 
rien. 


88  PENSÉES 

Il  me  semble  qu'il  faut  du  courage  à 
l'écrivain  presque  autant  qu'au  guer- 
rier ;  l'un  ne  doit  pas  plus  songer  aux 
journalistes  que  l'autre  à  l'hôpital. 


TABLE  DES  MATIERES 


Introduction 5 

Pensées  et  Impressions , 13 

L'Egotiste 15 

Le  Féministe 27 

L'Amant 37 

Le  Psychologue 51 

Le  Cosmopolite Gl 

L'Artiste 77 


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Le  Charme  d'Athènes.    .    .      i  vol. 

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d ailleurs i  vol. 

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